Lâagriculture et la forĂȘt ont longtemps Ă©tĂ© vues comme deux mondes distincts, parfois concurrents. Pourtant, prĂšs de 10âŻmillions dâhectares de forĂȘts disparaissent chaque annĂ©e dans le monde, souvent convertis en terres cultivĂ©es intensives (FAO, 2024). Face Ă lâurgence climatique et Ă la crise de la biodiversitĂ©, une approche alternative, lâagroforesterie, propose de rĂ©concilier arbres et cultures. Elle ne se limite pas Ă une innovation techniqueâŻ; elle sâinscrit dans une continuitĂ© historique, validĂ©e et enrichie par des dĂ©cennies de recherche scientifique.
Héritages historiques
LâintĂ©gration des arbres dans les systĂšmes agricoles nâest pas nouvelle. En Europe, les paysages de bocage, dont on retrouve encore les traces en Normandie ou en Bretagne, associaient haies, pĂąturages et cultures. En MĂ©diterranĂ©e, les oliviers et chĂȘnes verts cultivĂ©s en association avec des cĂ©rĂ©ales constituaient des systĂšmes agro-sylvo-pastoraux traditionnels. Ă lâĂ©chelle mondiale, des exemples similaires existaient depuis des siĂšclesâŻ: cultures vivriĂšres sous karitĂ© en Afrique de lâOuest, cafĂ©iers et cacaoyers en sous-ombre en Afrique et en AmĂ©rique latine, ou encore les «âŻmilpasâŻÂ» mayas qui combinaient maĂŻs, haricots, courges et arbres fruitiers (FAO, 2017).
Ces pratiques, Ă©cartĂ©es au XXe siĂšcle avec la mĂ©canisation et la recherche de monocultures productivistes, constituent aujourdâhui une source dâinspiration pour repenser durablement les modes de production.
De la tradition Ă la recherche scientifique
Lâagroforesterie moderne se structure comme champ scientifique Ă la fin des annĂ©es 1970. La crĂ©ation de lâICRAF (International Centre for Research in Agroforestry, Nairobi, 1978, aujourdâhui World Agroforestry) marque un tournant. Ses travaux ont dĂ©montrĂ© lâimportance des arbres agricoles pour la fertilitĂ© des sols et la sĂ©questration du carbone.
En Europe, la recherche sâintensifie dans les annĂ©es 1990 avec lâINRA (aujourdâhui INRAE) qui lance des expĂ©rimentations combinant grandes cultures et ligneux. Le programme europĂ©en SAFE (Silvoarable Agroforestry for Europe, 2001-2005) a fourni des rĂ©sultats structurantsâŻ: les parcelles agroforestiĂšres permettent de produire davantage de biomasse totale (arbres + cultures) quâune juxtaposition sĂ©parĂ©e de forĂȘts et de cultures. Cette conclusion sâappuie sur des modĂšles biophysiques testĂ©s en France et en Espagne.
Projets en cours et terrains dâĂ©tude
Plusieurs expĂ©rimentations contribuent aujourdâhui Ă documenter les effets concrets de lâagroforesterie. En France, lâINRAE teste lâassociation de noyers, cerisiers et peupliers avec des cĂ©rĂ©ales comme le blĂ© et le soja, afin de mesurer prĂ©cisĂ©ment les impacts sur les rendements, la biodiversitĂ© et le stockage de carbone. Plusieurs Ă©tudes de lâINRAE confirment que les parcelles agroforestiĂšres diversifiĂ©es gĂ©nĂšrent davantage de services Ă©cosystĂ©miques par rapport Ă des cultures ou forĂȘts en monoculture. LâEspagne bĂ©nĂ©ficie dâun laboratoire naturel avec les dehesas, systĂšmes ancestraux associant chĂȘnes verts, pĂątures et Ă©levage extensif. Ces paysages sont Ă©tudiĂ©s pour leur rĂŽle dans la rĂ©silience face aux sĂ©cheresses et leur capacitĂ© Ă maintenir des Ă©cosystĂšmes riches en biodiversitĂ© (FAO, 2021).
Au niveau global, la FAO (2024) a recensĂ© plusieurs projets agroforestiers en AmĂ©rique latine et en Afrique subsaharienne dĂ©montrant lâeffet positif des arbres agricoles sur le climatâŻ: stockage accru de carbone, amĂ©lioration de lâinfiltration de lâeau et revenus diversifiĂ©s pour les exploitants.
Enjeux contemporains
Les recherches actuelles montrent que lâagroforesterie ne rĂ©pond pas seulement Ă une logique de conservation, mais quâelle est un outil dâadaptation et dâattĂ©nuation face aux crises du XXIe siĂšcle. Sur le plan climatique, la prĂ©sence dâarbres favorise un microclimat plus stable, rĂ©duit lâĂ©rosion et augmente la sĂ©questration du carbone. Sur le plan Ă©cologique, elle recrĂ©e des habitats continus pour la faune et la flore et amĂ©liore la pollinisation. Enfin, sur le plan Ă©conomique, les productions sont diversifiĂ©esâŻ: bois dâĆuvre et Ă©nergie, fruits, fourrage, cultures vivriĂšres. Cela permet de renforcer la rĂ©silience des exploitations.
Perspectives et orientations scientifiques
Lâavenir de lâagroforesterie repose sur plusieurs dynamiques complĂ©mentaires. Les politiques publiquesâŻ: au sein de la PAC, lâagroforesterie est reconnue comme une pratique agroĂ©cologique donnant accĂšs Ă certaines aides europĂ©ennes. Puis lâĂ©conomie durableâŻ: la diversification des produits issus de lâagroforesterie et leur intĂ©gration dans les stratĂ©gies de ResponsabilitĂ© SociĂ©tale des Entreprises (RSE)renforce son poids Ă©conomique dans les filiĂšres agricoles et forestiĂšres.
Conclusion
De pratique ancestrale Ă champ scientifique reconnu, lâagroforesterie a parcouru un chemin singulier. Elle illustre une trajectoire oĂč lâhistoire paysanne rejoint les innovations de laboratoire, et oĂč la science vient consolider des intuitions anciennes. Dans un contexte de dĂ©rĂšglement climatique et de crise de la biodiversitĂ©, les travaux de lâINRAE, de la FAO et de lâICRAF convergent pour en faire un modĂšle agricole et forestier de rĂ©fĂ©rence.
PlutĂŽt quâune solution de niche, lâagroforesterie reprĂ©sente un socle pour repenser les Ă©quilibres entre agriculture et forĂȘt. Son apport est autant Ă©cologique (stockage du carbone, biodiversitĂ©) quâĂ©conomique (rĂ©silience, diversification des revenus). En reliant lâhĂ©ritage du passĂ© aux outils scientifiques du prĂ©sent, elle ouvre des perspectives concrĂštes pour un futur plus durable.
Sources
- INRAE, «âŻAgroforesterieâŻ: des arbres pour une agriculture durableâŻÂ», 2023 : inrae.fr
-  ReforestâAction, «âŻLâĂ©tat des forĂȘts françaisesâŻÂ», 2023 : reforestaction.com
- FAO, «âŻAgroforestry for climate and food securityâŻÂ», 2024
- Projet SAFE, «âŻSilvoarable Agroforestry for EuropeâŻÂ», Commission europĂ©enne, 2001-2005
- World Agroforestry (ICRAF), «âŻAgroforestry research and developmentâŻÂ», Nairobi, 2019
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