La propriété forestière française se distingue par une fragmentation particulièrement marquée dans le paysage européen. Cette réalité, qui semble inscrite dans la structure même du territoire, s’ancre dans des processus historiques complexes et de nombreux facteurs socio-économiques. Le morcellement, loin d’être une simple caractéristique foncière, influe sur la qualité de la gestion sylvicole, la dynamique économique du secteur et la résilience écologique des forêts françaises.
Héritage de la Révolution française
La genèse du phénomène remonte à la Révolution française, période durant laquelle la mise en vente des biens nationaux issus de l’Ancien Régime, principalement les grands domaines royaux et ecclésiastiques, a provoqué une redistribution massive des terres sous forme de petites unités. Ce découpage originel a été consolidé par l’adoption du partage égalitaire des successions, légalement inscrit dans le Code civil, causant une division génération après génération. Plus tard, les mutations liées à l’industrialisation, à l’urbanisation et à la croissance démographique ont accentué la multiplication des propriétaires, conduisant aujourd’hui à une forêt française privée morcelée et atomisée.
Données quantitatives et fragmentation foncière
Selon l’IGN, la France compte environ 3 à 3,5 millions de propriétaires forestiers privés, détenant ensemble près de 12 millions d’hectares, pour une surface moyenne inférieure à 4 hectares. Près de la moitié des parcelles font moins de cinq hectares et les études récentes confirment que la taille moyenne des unités de gestion est inférieure à celle de nombreux voisins européens, ce qui complique la mutualisation des interventions et la montée en puissance de la gestion collective.
Ce morcellement pose des difficultés majeures. Les propriétaires de ces microparcelles se heurtent à une complexité administrative et juridique accrue, multipliant les titres fonciers et rendant parfois difficile l’identification et la mobilisation des ayants droit, notamment dans le cas de successions non réglées ou d’héritages « dormants ». La fragmentation entrave la mise en œuvre des obligations réglementaires, ralentissant les démarches (déclarations de coupe, plans de gestion) et contribuant à une sous-exploitation chronique du potentiel forestier. Moins de 30% des surfaces forestières privées sont aujourd’hui couvertes par des plans de gestion durable, malgré les objectifs du Programme National Forêt Bois et les incitations récentes à abaisser le seuil des plans obligatoires.
Sur le plan technique et économique, intervenir sur de petites surfaces entraîne la hausse des coûts unitaires et rend la gestion sylvicole difficilement rentable pour une large majorité de propriétaires. Cela conduit souvent à un renoncement à l’entretien, une absence d’intervention planifiée ou encore une exploitation motivée par l’urgence ou la pression sanitaire. Les crises climatiques et pathogènes (notamment la multiplication des scolytes sur l’épicéa) démontrent que la vulnérabilité du morcellement se traduit par une moindre résilience des peuplements et par une fragilisation du rôle écologique de la forêt.
Complexité administrative et juridique
La faiblesse des volumes commercialisables par propriétaire désorganise par ailleurs les circuits économiques traditionnels du bois et tire la valorisation vers le bas. Faute de regroupements suffisants, de nombreuses parcelles sont sous-exploitées ou revendues à prix décoté, tandis qu’il serait possible, par l’action concertée de quelques centaines de milliers de propriétaires, d’assurer une mobilisation de bois suffisante pour atteindre les objectifs annuels du secteur. D'après le ministère de l'Agriculture, une large part du croît biologique des petites forêts privées n'est pas exploitée chaque année.
Pour dépasser ce blocage structurel, plusieurs voies sont aujourd’hui encouragées par les pouvoirs publics, des structures privées et les territoires. L’organisation collective, qu’elle prenne la forme de groupements forestiers civils, de coopératives ou d’associations syndicales libres, s’avère le levier le plus efficace pour mutualiser les coûts, dynamiser la gestion et renforcer la capacité de négociation des propriétaires privés. Les aides de l’État comme celles du Fonds Stratégique Forêt-Bois, les soutiens régionaux et les incitations fiscales favorisent désormais ces regroupements, avec un accent particulier sur la mise en réseau des propriétaires et la planification des travaux sylvicoles à l’échelle de territoires cohérents.
Plusieurs exemples structurants illustrent l’efficacité de ces démarches et leur ancrage territorial en région. En Auvergne-Rhône-Alpes, la DRAAF et la Région relancent chaque année des appels à projets favorisant l’animation collective et le regroupement du foncier forestier, afin de faciliter la mobilisation des parcelles, l’entretien, la replantation et la certification mutualisée. Des réseaux territoriaux animés par Cap Rural ou l’interprofession Fibois fédèrent propriétaires, communes et associations pour faire émerger des projets de valorisation qui dépassent le strict intérêt individuel.
Transformation du morcellement en opportunité pour une gestion durable et performante.
En conclusion, cette mutation du morcellement forestier n’est pas simplement une fatalité héritée de l’histoire. Elle peut aujourd’hui être transformée en opportunité grâce à la structuration collective, l’appui institutionnel et les innovations numériques et cartographiques. Le dynamisme des régions, l’engagement des réseaux professionnels et l’accès aux outils participatifs offrent de nouvelles perspectives de gestion et de valorisation, adaptées aux défis climatiques, économiques et sanitaires contemporains. Pour les propriétaires forestiers, gestionnaires et collectivités, adhérer à ces dynamiques collectives, c’est participer activement à l’avenir du patrimoine forestier national, dans le respect de la multifonctionnalité, de la résilience écologique et de la performance économique.